DIEUX & ROIS
Grandeur et décadence
De l'ascension à la chute
Tous les férus de mode connaissent les noms de John Galliano et d’Alexander McQueen. Mais que savent-ils réellement de leur vie professionnelle et personnelle ? C’est la narration passionnante que nous fait Dana Thomas dans un livre conséquent, Dieux & Rois, paru aux Éditions Séguier qui surprennent toujours par la qualité de leurs publications.
Dana Thomas écrit pour le New York Times. Elle a publié plusieurs ouvrages sur la mode et est à l’origine de la série passionnante sur France TV Luxe, La Fabrique du Rêve. Un univers qu’elle connait bien…comment alors ne pas s’intéresser à ces deux anglais ultra talentueux venus de milieux très populaires et qui ont accédé aux temples du luxe que sont LVMH et le Gucci Group (aujourd’hui le Groupe Kering). Comment ne pas vibrer devant ces destins hors norme et tragiques qui les conduit tous les deux à devenir des monstres sacrés de la couture ? C’est avec brio que l’auteure nous narre l’évolution de cette industrie mondiale gouvernée aujourd’hui par un seul objectif : le profit. Une machine de guerre qui aplatit tout sur son passage et broie les personnalités qu’elle célèbre et rejette aussi facilement.
Un parcours presque identique
Le parcours de ces deux couturiers émérites est relativement proche et terriblement décadent. Les deux sont nés dans un milieu très simple et peu fortuné. Galliano aide son père plombier et travaille aussi dans une station de lavage. Le père de McQueen est chauffeur de Taxi, sa mère a des activités d’enseignante et de fleuriste. Alexander est le dernier d’une famille de six enfants. Il travaille le jour comme coursier et le soir dans le pub de son oncle. Les deux cachent leur homosexualité à leurs parents bien que John se fait interpeller une fois pour prostitution. McQueen se fait violer à l’âge de onze ans par un homme de son entourage, un traumatisme dont il ne se relèvera jamais et qui le détruira mentalement et émotionnellement.
Passionnés de mode, les deux britanniques étudient à la prestigieuse St Martin’s School. Ils apprennent le métier de tailleur à Savile Row, véritable institution à Londres (voir notre article). Galliano se fait remarquer au défilé de fin d’étude, idem pour McQueen qui attire l’attention d’Isabella Blow, une élégante aristocrate alors assistante de rédaction au Vogue UK, qui le soutient et lance sa carrière. Galliano, lui, rencontre la baronne Amanda Harlech, qui va travailler avec lui durant une dizaine d’années avant d’être recrutée par Karl Lagerfeld. Ces deux femmes aident leur poulain à se faire connaître. Mais lorsque la gloire et la fortune arrivent enfin, les deux couturiers les oublient…
Car au début des années 1990, John Galliano et Alexander McQueen font une entrée fracassante dans l’univers feutré de la haute couture. Leurs collections visionnaires, nourries de références d’une sophistication éblouissante, transgressent tous les codes. Chacun de leurs défilés est un véritable show, une cérémonie décadente qui rivalise avec les plus spectaculaires productions de cinéma et d’opéra.
Grandeur et décadence
Comment ces deux Britanniques, véritables génies créatifs, se sont-ils brûlés les ailes ? C’est ce que décrypte Dana Thomas dans son livre. Adulés mais sous pression constante, Galliano et McQueen tombent dans la drogue et l’alcool.
Sous l’influence des financiers qui ne visent que les profits, stressés en permanence, chacun d’eux a le devoir de se renouveler à chaque défilé, d’être le meilleur, de donner plus encore à chaque fois, saison après saison. Quels sont les artistes à qui on en demande autant ? Le challenge est trop grand…Galliano mégalo, se fait escorté par une ribambelle de gardes du corps. Peu aimé car arrogant, il n’a rien d’un type modéré. Tout chez lui est exacerbé, « too much ». Mais il fera les beaux jours de la Maison Dior pendant plus de 10 ans avec les Galliano Shows attendus et admirés dans le monde entier. McQueen, par ailleurs assez grossier, est plus apprécié bien qu’il passe beaucoup de temps, à gérer ses livraisons de coke car il en consomme beaucoup. Porté sur le sexe hard, il passe ses soirées dans les bars gays laissant trainer certains accessoires au bureau…Mais là aussi, son génie créatif est reconnu par tous.
Les deux ne savent pourtant pas gérer leur succès et se comportent sous emprise de stupéfiants, de façon odieuse et parfois choquante.
Ce livre est également très intéressant car il livre en creux de cette biographie croisée, l’histoire d’un pan de la mode contemporaine. Il transcrit une évolution qui s’inscrit dans un marché mondial avec des bénéfices records et toujours en constante progression sous l’impulsion de marques de luxe comme Hermès, Chanel, Dior, Gucci…de créateurs starisés et de patrons d’empires emblématiques comme Bernard Arnault et François Pinault.
Deux destins brisés
En 2010, Alexander McQueen se donne la mort et le monde de la mode est en deuil. Un an plus tard, Galliano voit sa carrière exploser en vol à la suite de propos antisémites proférés à la terrasse d’un café parisien. De l’ascension à la chute, Dana nous fait vivre la chronique captivante de deux décennies de style, d’excès mais aussi de créations exceptionnelles conçues par deux couturiers, sans doute les plus talentueux de notre époque.
John Galliano, assagit, est aujourd’hui directeur créatif de la Maison Martin Margiela, et nous séduit encore et toujours par ses performances vestimentaires et théâtrales.
Sylvie di MEO
Dieux & Rois – de Dana Thomas – Éditions Séguier – 672 pages – 24,90 € – editions-seguier.fr